Au plus haut de la pandémie mondiale, l’ultra-crépidarianisme s’est répandu à grande vitesse. Pour autant, ce n’est pas une maladie, mais plutôt l’expression d’un ensemble de biais cognitifs !


Article co-écrit avec Pauline George

Elle est passionnée par la psychologie sociale et les sujets de société. Diplômée depuis 2014 de l’Université d’Amiens en psychologie du travail et en ergonomie, elle exerce aujourd’hui en ligne sur Lapsychezvous.com. Elle collabore notamment avec le CRA d’Amiens pour accompagner les adultes avec TSA dans leurs démarches professionnelles et quotidienne.



L’ultra-crépidarianisme,

ou l’art de donner son avis sans savoir


Ce mot a l’apparence de celui qui veut se montrer. Pour cause il renvoie au fait de donner son avis, des conseils sur des sujets qui échappent à son domaine de connaissances et/ou de compétences.

La propagation de l’ultra-crépidarianisme bénéficie de la mondialisation et des réseaux sociaux. Ce qui était dit à la machine à café, ou au bistrot, se médiatise et devient public. C’est ainsi que nous nous retrouvons à des repas de famille qui tournent mal! Chacun ayant voulu donner son avis sur le sujet crucial de la soirée (crise sanitaire, politique, religion, etc.) 😉. Voyons ensemble quels biais nous poussent à donner notre avis à tout va !


Les biais de l’ultra-crépidarianisme


  • L’effet Dunning-Kruger, être un néophyte qui s’ignore


Aussi appelé effet de sur-confiance, ce biais cognitif désigne le fait que les personnes les moins qualifiées dans un domaine surestimeraient leur compétence, alors que celles qui sont les plus qualifiées ont tendance à se sous-estimer. L’explication est simple : moins la personne possède de connaissances dans un domaine, moins elle est consciente d’être ignorante. Si un sujet nous est totalement inconnu, comment savoir qu’il nous reste encore beaucoup à apprendre et à quel niveau se situe notre ignorance ? 

Cette découverte est le fruit du travail de deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger, pour comprendre l’aplomb dont a fait preuve un cambrioleur persuadé qu’en se badigeonnant le visage de citron, la police ne le reconnaitrait pas sur les caméras de vidéosurveillance.

Attention, les savants ne sont pas en reste !


  • La nobélite, ou maladie du prix Nobel


La nobélite se manifeste lorsqu’une personne s’est vue remettre un prix prestigieux dans un domaine particulier, et qu’elle pense maitriser tous les sujets connexes (The Skeptic’s Dictionary, de Robert Todd Carroll). Nous aurons tendance à penser que cette personnalité aura raison, car elle aura déjà démontré l’étendue de sa culture sur d’autres sujets. Malheureusement avec l’argument d’autorité, c’est-à-dire la réputation de la personne, des idées erronées peuvent se propager et s’enraciner dans l’opinion publique.

Rappelez-vous l’expérience de Milgram, très connue en psychologie sociale qui mesure notre degré d’obéissance face à une figure d’autorité. Dans l’expérience, cette obéissance s’est manifestée par l’envoi de décharges électriques pouvant être mortelles, car une personne représentant une autorité en avait donné la consigne. Nous sommes ici face à la même logique. Croire ce qu’un politicien réputé, un journaliste émérite ou un scientifique reconnu affirmera du fait de son statut. D’autre part, nous pouvons également être influencés par celui qui parlera le plus fort ou celui qui aura le dernier mot (effet de récence : on retient mieux ce que l’on a entendu en dernier).

Ils se cachent aussi des biais dans les avis donnés!


  • Les biais rhétoriques


Certaines personnes usent de procédés rhétoriques dans un but fallacieux, on parle notamment de sophisme. C’est une argumentation d’apparence rigoureuse et évidente, mais qui dans le fond n’est pas logique, et qui est énoncée dans le seul but de tromper l’auditoire afin de prendre l’avantage dans une discussion. Ceci est différent du paralogisme qui correspond à un énoncé faux, mais prononcé de bonne foi.


  • La « malédiction du savoir »


Aussi appelé « revers de la connaissance », ce biais est lié à la difficulté d’adapter son propos aux personnes non initiées lorsque l’on a acquis des connaissances dans un domaine. C’est postuler que notre auditoire a les mêmes connaissances et avoir du mal à transmettre son savoir dans un langage simple. Les conclusions de cette malédiction seraient que : les plus érudits ne sont pas toujours de bons pédagogues, et le manque de clarté des messages délivrés.



Le versant neuroscientifique,

prenons soin de nos synapses


De récentes recherches ont mis en avant qu’une anomalie au niveau d’un récepteur synaptique (plus exactement le N-méthyl-D-aspartate, NMDA) serait impliquée dans l’émergence de croyances aberrantes. Elle nous inciterait à croire à l’improbable. Pour montrer cela, les chercheurs ont bloqué de façon temporaire le récepteur NMDA avec une faible dose de kétamine. Bloquer ce recepteur augmente le biais de confirmation. Il s’agit de favoriser les informations confirmant nos opinions et négliger celles pouvant les remettre en question.


La place de l’ultra-crépidarianisme dans le

métier de psychologue


Les patients peuvent arriver en consultation en pensant qu’être psychologue, c’est avoir les connaissances et les solutions à tout problème. Les attentes sont parfois si ambitieuses, les interrogations si précises et complexes que le praticien pourrait être tenté de répondre, même sans (le) savoir. Pourtant, pouvoir dire que ce point ou un autre ne fait pas partie de son champ de compétence est plutôt perçu comme une preuve de sagesse et donc de compétence !


Comment se prémunir?


L’avantage de notre discipline est qu’elle comporte de nombreuses spécialités, permettant d’orienter les patients vers les praticiens les plus adéquats. L’autre point positif est que notre code de déontologie prévoit:

L’actualisation régulière de ses connaissances et la définition de ses limites propres compte tenu de sa formation et de son expérience.


L’enjeux en tant que psychologue est non seulement de se former en continu, mais également de se constituer un réseau de partenaires professionnels. Alors à vos carnets d’adresses et réseaux sociaux professionnels ! Être confronté à des regards pluriels permet d’affuter son esprit critique et ça peut être utile face à de l’ultra-crépidarianisme 😉 



« On dit que la nature a horreur du vide, mais c’est faux. C’est l’être humain qui a horreur du vide, et qui veut à tout prix remplir tous ces doutes par des explications. Nous oublions que l’interrogation est porteuse d’ouverture pour le coeur et l’esprit, alors que le point d’exclamation est une fin en soi »

Bertrand Piccard, psychiatre et explorateur



Pour aller plus loin :


L’étude del’INSERM sur les croyances aberrantes:

www.presse.inserm.fr/un-recepteur-synaptique-implique-dans-lemergence-de-croyances-aberrantes/44508/

L’expérience de Milgram

https://psychologie-sociale.com/index.php/fr/experiences/influence-engagement-et-dissonance/204-la-soumission-a-l-autorite

Un article sur l’ ultra-crépidarianisme, les biais cognitifs et la Covid-19

https://www.jle.com/fr/revues/nrp/e-docs/ultracrepidarianisme_biais_cognitifs_et_covid_19_318103/article.phtml?tab=texte