Suzy Tournadre, psychologue clinicienne, nous délecte d’un article succulent. Et ce n’est pas seulement parce qu’elle y parle de frites! Elle rêve après de nombreuses années de salariat en EPHAD, de créer sa petite entreprise : tenir une baraque à frites. Elle nous en fait le match sans précédent, révélant l’intensité de son combat intérieur. Selon vous, quel camp va-t-elle choisir : celui de la psychologie ou celui de la camionnette à fritures? Je vous laisse découvrir son article :



« On parle régulièrement des personnes qui ont changé complètement de métier pour devenir psychologue, mais est-ce que l’inverse existe ? Sûrement. En tout cas cela va faire 19 ans que j’y pense. Tenir une baraque à frites, le rêve !


En premier argument, parlons du nerf de la guerre, la rémunération


J’ai commencé au SMIC dans un emploi jeune (c’était ça à l’époque, maintenant ce type d’emploi a d’autres dénominations mais persiste toujours) en EHPAD (cela ne s’appelait pas comme ça encore, à l’époque non plus). Une arnaque totale. Mais j’étais contente, je faisais le job pour lequel j’avais fait 5 ans d’études ! Petit à petit au bon vouloir des directions successives et grâce à la fameuse convention collective 51, j’ai eu des augmentations. Après 19 ans d’ancienneté, je touche un poil plus qu’une Cadre Infirmière débutante, mais beaucoup moins qu’un médecin coordonnateur sans ancienneté à temps partiel.

Avec une baraque à frites est-ce que cela aurait été Byzance ? Au début oui franchement, avec un bon emplacement, des bonnes frites cuites dans deux bains d’huile, un accueil chaleureux, sûre que j’aurai gagné plus de 900€ par mois ! Maintenant peut-on comparer un salaire de « teneuse de baraque à frites » contre celui de « psychogérontologue avec 19 ans d’ancienneté » ? A creuser !

+1 pour la baraque à frites niveau débutante


Évoquons maintenant les conditions de travail


Psychogérontologue : pour résumer, au bon vouloir des directions successives. Encore. Bureau partagé, bureau seule, horaires de « bureau », jamais le week-end, heures « supplémentaires » récupérables ou pas (oui le métier de psychologue est encore un sacerdoce dans certains esprits, nous nous nourrissons d’amour et d’eau fraîche), temps FIR « officieux » ou carrément pas de temps FIR, pas d’astreinte rémunérée, pas de RTT malgré le statut de cadre, un seul supérieur hiérarchique, quelques avantages Sécu comme le maintien du salaire en cas de maladie (mais 3 jours de carence), salaire fixe, beaucoup de pause-café pour glander*.

Baraque à frites : au bon vouloir de Bibi qui tient sa baraque à frites comme elle l’entend, nom de nom ! Travail le week-end et jours fériés à prévoir (la frite n’a pas le même goût le lundi midi que le samedi soir), rémunération aléatoire, maladie non couverte comme dans le salariat, 35 heures non assurées. Quelques avantages : PAS DE CHEF ! C’est Bibi la cheffe ! Une camionnette à moi toute seule que je partage avec qui je veux ! Horaires autonomes.

+1 pour psy (stabilité relative), +1 pour baraque à frites (autonomie de Bibi) = égalité


Relations clientèle/patientèle/résidentèle


En EHPAD : résidents très gratifiants, le cœur de notre métier, le cœur de tout, souvent ce sont eux qui nous remontent le moral ; les rencontres et expériences partagées provoquent un sentiment de complétude ENORME. Beaucoup de fous rires et de sourires, des rencontres humaines très fortes avec des histoires de vie toutes différentes. Quelques à-côtés difficiles (les décès, les insultes, les coups…) mais complètement occultés par le point n°1.

Dans une baraque à frites : « relations » très superficielles, monnayées, brèves : le temps de la préparation d’un cornet à frites. Eventuellement plus longues si le client demande un dessert. Certains avantages : pas d’implication affective et émotionnelle. Certains inconvénients : pas d’implication affective et émotionnelle.

+ 100 000 team Résidents


Les relations avec les autres usagers, l’éthique


En tant que psychogérontologue, relations parfois très délicates avec les supérieurs hiérarchiques, les collègues, les familles, les médecins traitants. Problématiques éthiques soulevées qui heurtent nos pratiques quand discordances avec les groupes pré cités. Demandes institutionnelles et autres, en contradiction avec notre positionnement : demande de recadrage (au coin vous êtes puni !!!), évaluation PATHOS et GIR ne mettant en valeur que les déficiences des résidents, acharnement à visée « stimulante » (les fameux ateliers mémoire pour des personnes ayant de sévères troubles cognitifs), cancans, jugements moraux, non application des recommandations de bonnes pratiques et des sensibilisations suggérées, profilage demandé comme dans les séries policières, dons supposés dans le décryptage du marc de café…………………….. et des centaines d’autres de ce style.

Dans une cabane à frites, question : peut-on se prendre la tête avec une patate ???? Quels conflits éthiques soulève la patate ????


+1000 pour la patate


Polyvalence et course après le temps


Problème en début de carrière : j’ai des vacations saupoudrées et je n’ai pas le temps de mettre en place quoi que ce soit. Problème en milieu de carrière : j’ai un temps plein mais je suis débordée ! Mais oui, quel que soit le temps occupé, la psy est utilisée pour TOUT et questionnée pour TOUT : « il y a trop de pies dans le parc, faites quelque chose ! », « monsieur Untel ne veut pas prendre ses médicaments, trouvez une solution ! », « je me suis blessé en mobilisant un résident, c’est à vous que je dois demander une déclaration d’accident de travail ? », « c’est toi qui as la clé de la réserve à vin ? » hummmmm non et peut être ne vaut-il mieux pas ! Nous sommes loin de la théorie enseignée à la fac… Les avantages : jamais de routine et le sentiment d’être indispensable, les inconvénients : ne jamais exercer son métier à 100%, ne pas aller au bout des projets, dépenser trop d’énergie en actes et pas en « pensées », infantiliser les demandeurs de tout poil, se croire indispensable…

Baraque à frites : routine bien huilée, coups de feu aux moments des repas, peu de stimulation intellectuelle dans le fait d’éplucher les patates, de rendre la monnaie ou de commander des bidons d’huile, peu de problématiques relevant d’impondérables hormis peut-être la météo et le manque d’anticipation de la quantité de ketchup les soirs de matchs de foot.

Résultat du set : hum, kif kif !


Alors rester psychologue ou ouvrir une baraque à frites ?


Score du match : psychogérontologue = 100 002. Baraque à frites = 10 003. Enfin j’oserai plutôt dire que c’est le résident et lui seul réellement qui remporte le match dans la motivation et l’envie de continuer la psychogérontologie en EHPAD, et ça personne ni rien ne pourra me le retirer…

*j’aurai pu rajouter dans les inconvénients du métier de psy, les nombreux fantasmes liés à notre profession, entretenus parfois par des collègues eux-mêmes psychologues, férus d’analyse sauvage psychanalytique obtenu en 5 minutes d’entretien en face à face. » Suzy Tournadre