Article-invité rédigé par Théo Lemonnier, psychologue clinicien diplomé de l’Université de Caen en 2018, qui parcourt la France en train !

Après mon diplôme, j’ai emménagé avec ma compagne à Nantes où elle travaillait et où j’espérais trouver un poste. Je suis resté en recherche d’emploi pendant près de neuf mois, neuf mois pendant lesquels j’ai envoyé entre 300 et 400 candidatures, souvent de manière spontanée tant il y avait peu d’offres. Fatigué d’essuyer des refus quotidiens et épuisé du job « alimentaire » que j’occupais dans la grande distribution (d’autant plus qu’il me confrontait à ma frustration de ne pas être tout à fait psychologue), j’ai fait le choix d’élargir mon champ de recherche aux villes dans lesquelles j’avais un pied-à-terre, avec l’idée de revenir ensuite à Nantes, enrichi d’une expérience qui me faisait défaut.


C’est ainsi que j’ai été embauché à mi-temps en oncologie dans une clinique privée au Havre, soit à environ quatre-cents kilomètres de mon domicile.


 Une embauche fortement marquée par l’ambivalence puisqu’elle fut pour moi à la fois salvatrice, en ce qu’elle venait mettre fin à neuf mois d’un certain mal-être (et ce de la plus belle des manières, le poste étant extrêmement intéressant), et mortifère parce qu’elle m’éloignait de ma compagne et des projets de vie que je murissais avec elle. Je travaillais alors trois jours par semaine, du mardi au jeudi, ce qui me permettait d’avoir des week-ends de quatre jours durant lesquels je rentrais chez moi, à Nantes, soit (pour l’aller-retour) neuf heures de route, vingt euros de péages et une centaine d’euros d’essence par semaine, sans compter les frais d’usure de la voiture puisqu’en à peine six mois de cette situation, j’avais franchi la barre des dix mille kilomètres roulés. Pendant dix mois, j’ai continué à candidater à Nantes, sans succès. En outre, parce que j’ai consacré une partie de mes études à la recherche en psychologie (et notamment en addictologie), ce qui m’a permis de me constituer un « réseau ».


J’ai fini par être contacté pour un entretien d’embauche (pour un poste pour lequel je n’avais pas candidaté) dans un service d’addictologie à Paris.

Une opportunité extraordinaire, d’autant plus qu’il est bien rare qu’un psychologue parvienne à travailler aussi rapidement dans le domaine qui l’intéresse tout particulièrement.

J’ai également été sollicité pour donner occasionnellement des cours à l’Université de Caen.


Depuis je passe ma vie dans le train. Le lundi je suis toute la journée à Paris. Le mardi je finis à 12h30 et je dois me dépêcher d’aller attraper mon train de 13h pour reprendre au Havre à 15h30 et finir à 19h. Le mercredi et le jeudi je suis au Havre. Le jeudi soir après le travail je prends le train de 19h pour pouvoir travailler à Paris le vendredi, et le vendredi soir je reprends le train pour Nantes où je passe le week-end, jusqu’au lundi matin : levé 4h30 pour attraper mon train de 6h et être sûr d’arriver à l’heure au travail à Paris. Ce sur quoi viennent se juxtaposer trente-deux heures d’enseignement dans le semestre, soit onze cours de deux à quatre heures, pour lesquels je pose la journée ou quelques heures en fonction du jour et donc de l’institution dans laquelle je suis à ce moment. A noter également que lorsque je suis à Paris je suis hébergé en région parisienne, à environ une heure de transport de mon lieu de travail. En moyenne, je dois passer une cinquantaine d’heures par mois dans les transports (sans compter les retards qui sont extrêmement fréquents), ce qui représente un budget de 200 à 300 euros, et ce parce que je peux compter sur une « carte jeune » et que je prends mes billets trois mois à l’avance, ce qui est, selon la SNCF, ma meilleure option étant donné le caractère atypique de ma situation.


L’hôpital où je travaille à Paris m’a proposé de m’aider à financer 50% de mes frais de trajets effectués entre mon domicile et mon lieu de travail, le problème est que j’ai trois domiciles et si administrativement je réside à Nantes, en réalité je ne fais pas l’aller-retour quotidiennement ce qui pose problème, et si cela avait été le cas, l’hôpital m’aurait plutôt aidé à trouver un logement à Paris, ce que je ne souhaite pas. Actuellement c’est à peu près 20% de mon salaire qui partent dans les transports.


C’est une situation qui a ses avantages et inconvénients :


En terme d’avantages : chacun de mes postes est une expérience formidable et m’offre à voir des fonctionnements institutionnels, des cliniques et pratiques bien différents.

Au Havre, je travaille dans une clinique privée qui ne compte que quelques centaines de salariés, le psychologue occupe une position « méta » très confortable, certainement facilitée par le fait qu’il soit considéré et sollicité par la direction tout autant que par les équipes, ce qui lui permet (ou en tout cas rend possible) d’élargir son cadre thérapeutique à une perspective institutionnelle.

A Paris, c’est l’hôpital public, et près de dix mille salariés, c’est une toute autre dynamique, un espace et une temporalité totalement différents qui se trouvent plus fortement bousculés par les demandes et problématiques qui animent notre système de santé actuellement.


Dans cette tempête il est bien moins évident de trouver l’équilibre nécessaire pour adopter cette position « méta ». La clinique est également très différente et demande à ce que puisse être assouplie la pratique : le long suivi psychothérapique pour lequel je suis formé, et qui trouve tout son intérêt dans une temporalité aussi étirée qu’en oncologie, dominée par le tempus fugit (annonce, suivi de la maladie, rémissions, rechutes, etc.), peine à trouver des voies d’expression en addictologie : les espaces, parce que nous sommes en plus une équipe de liaison, sont fragmentés en autant de services nous appelant pour un patient présentant des conduites addictives ; le temps est suspendu dans un paradoxe entre le tout tout de suite et le tout plus tard, beaucoup de patients qui sont pourtant dans une grande demande, ne viennent pas aux rendez-vous par exemple. Difficile de retrouver le cadre stable que je m’étais construit au Havre. Mais je m’adapte, je m’ouvre à de nouvelles pratiques telle que la Thérapie par Exposition à la Réalité Virtuelle, un outil qui sort de mon cadre théorique et conceptuel mais qui me paraît tout à fait pertinent dans l’optique d’un sevrage et qui ne me semble pas non plus trop éloigné de mon idée de ce que peut être l’accompagnement proposé par le psychologue.


Et je pourrais continuer des heures à parler de ce que m’apporte ma situation actuelle mais il ne me resterait plus de place dans cet article pour traiter les inconvénients.


            Le premier et plus important des inconvénients est que je me retrouve éloigné de ma compagne et de tous les projets d’avenir que nous imaginions construire ensemble en emménageant à Nantes. Finalement l’immobilisme mortifère dans lequel je me retrouvais lorsque je cherchais un emploi s’est décanté soudainement y laissant ma vie de famille à la place. Les heures de trains ne me gênent pas, parce qu’elles me permettent de travailler les nombreux projets de recherche que je laissais de côté depuis un certain temps, ou bien de lire (ce que je ne prenais jamais le temps de faire).


En revanche, je réalise que le rythme effréné auquel je suis contraint de vivre impacte mon temps de sommeil d’une part, mais également ma capacité à élaborer les éléments potentiellement problématiques de ma pratique.


Je pense notamment à une situation :


Un mardi soir, j’arrivais au Havre avec du retard, il me fallait me rendre rapidement à une consultation, j’étais suivi par une infirmière qui me faisait un rapide débriefe du week-end et c’est de cette manière qu’elle m’annonça qu’un patient que je suivais depuis plusieurs mois était décédé. Ce n’était pas le premier patient que je suivais que je voyais partir et puis je m’y attendais, mais à cet instant cela m’était sorti de l’esprit, je me souvenais qu’il m’avait dit espérer me revoir bientôt et je fus pris d’un vertige. « Penser » c’est peut-être ce que parasite le plus le rythme auquel ma situation m’impose de vivre, mais je tâche d’en être conscient et de me saisir du moindre petit temps d’échange qui favoriserait l’élaboration de ces éléments, en équipe ou avec mes proches, pour éviter qu’ils ne deviennent potentiellement traumatiques.


Je ne compte de toute façon pas rester dans cette situation trop longtemps, mon contrat au Havre arrive bientôt à son terme et j’espère que d’ici-là j’aurai trouvé un second mi-temps qui viendra compléter le premier à Paris. Ainsi je pourrai davantage m’investir dans la recherche et profiter des séminaires et formations proposés à Paris. En attendant il me faudra bien continuer à faire avec cette réalité qui, me semble-t-il, reste celle de beaucoup de psychologues, contraints de vivre écartelés entre des territoires éloignés pour des temps parfois extrêmement résiduels. Heureusement que nous aimons notre métier !